"Bientôt les climatologues n’auront plus la main"
Cette semaine, je parle en anglais avec un Néerlandais.
Bonjour les ami.e.s,
Aujourd’hui, je vous propose de découvrir le travail de Jeroen Oomen.
Jeroen est maître de conférences à l’Université d’Utrecht, aux Pays Bas, où il s’intéresse à la façon dont nous construisons nos visions du futur. En 2021, il a publié Imagining Climate Engineering (Routledge), dans lequel il développe une ligne directrice de son travail : loin d’être une pièce rapportée, la géo-ingénierie découle de notre « manière de voir » (way of seeing) le climat, la science et le pouvoir.
Il fait paraître en ce début d’année, avec le politologue Maarten Hajer, Captured Futures : Rethinking the Drama of Environmental Politics (Oxford University Press).
Quand j’ai appelé Jeroen, il revenait du Cap, en Afrique du Sud, où il a participé au Degrees Global Forum, dont je vous parlais il y a quelques semaines…
Vous avez participé au plus important colloque à ce jour dédié à la géo-ingénierie solaire. La plupart des invités étaient favorables à la recherche autour de ces techniques. Vous avez une voix plus critique. Comment ça s’est passé ?
Il est vrai que j’étais en terrain hostile (rires). Mais beaucoup de ces chercheurs sont des amis et chacun reconnaît la bonne foi du camp d’en face, ce qui rend la discussion respectueuse. Mon objectif, en allant là-bas, était de poser toutes sortes de questions inconfortables. A mes yeux, beaucoup de scientifiques sont naïfs quant aux usages qui seront faits de la géo-ingénierie solaire. Il arrivera un moment, très prochainement, où les climatologues n’auront plus la main sur ce débat.
Quel scénario avez-vous en tête ?
Il y en a plein. Un milliardaire de la Silicon Valley, qui déciderait un beau matin qu’il va « résoudre » la crise climatique. Ou bien l’armée ou le gouvernement américain. Il se peut très bien qu’un jour les Etats-Unis disent : « Ecoutez, il n’est pas question de sortir des énergies fossiles, mais nous pouvons masquer le réchauffement. » Le climatoscepticisme de Trump et la présence de complotistes anti-chemtrails à ses côtés rendent peu probable ce scénario à très court terme, mais demain ?
Vous insistez sur le fait que, contrairement à ce que l’on pense, la géo-ingénierie n’est pas une idée radicale ou marginale, mais l’extension des politiques climatiques actuelles. Pourquoi ?
La géo-ingénierie solaire est radicale. Mais c’est la logique du système. Ces technologies sont à la fois le signe de l’échec de ce que les sociologues appellent la modernisation écologique et la tentative de renouveler les promesses de celle-ci. Les chercheurs qui travaillent sur ce sujet se pensent aux prises avec un gros tabou alors que ce n’est plus du tout le cas. Ils sont en train de surfer une énorme vague montante.
Le récit dominant des politiques climatiques a pour présupposé qu’il est possible de résoudre la crise sans toucher à la façon dont nous avons configuré le capitalisme. On nous répète que la transition, c’est du gagnant-gagnant : on peut avoir la croissance économique et la préservation des écosystèmes. Dans cette approche, le climat — c’est la même chose pour la biodiversité — est nettement incisé du contexte socioéconomique pour devenir une pure question géophysique. C’est la fonction de cibles et d’indicateurs comme la « neutralité carbone en 2050 », le +1,5 °C et +2 °C ou la concentration en dioxyde de carbone dans l’atmosphère.
Cette focalisation a deux effets. Le premier, c’est d’aliéner toute une partie de la population pour laquelle ces chiffres ne veulent rien dire. Le second, c’est d’exclure du débat des paramètres comme le mode de vie, le marketing ou le déluge consumériste. Dès lors, l’enjeu climatique est surtout abordé à travers le prisme technologique : le déploiement des panneaux photovoltaïques, des batteries, des moteurs à hydrogène, etc. Si on résume le problème du réchauffement au taux de CO₂ dans l’atmosphère, le carbon removal semble une réponse adaptée. Si on le réduit au forçage radiatif, la gestion du rayonnement solaire paraît excellente.
Vous insistez aussi sur l’héritage militaire et la volonté de maintenir coûte que coûte un mode de vie insoutenable…
La géo-ingénierie solaire a toujours été à la fois liée au fait militaire et conçue comme une alternative à la remise en cause de nos modes de vie. Lors de la rédaction de l’un des premiers rapports d’importance mentionnant le réchauffement climatique, en 1992, Robert Frosch, ancien haut dirigeant de General Motors, explique ne « pas comprendre » pourquoi nous sommes « si désinvoltes à l’idée de modifier l’ensemble du mode de vie des habitants de la Terre » en les obligeant à abandonner le charbon, le gaz et le pétrole alors qu’il suffirait « d’aller un peu plus loin dans la manière dont nous influençons l’environnement ».
Comment la modernisation écologique a-t-elle été « projetée dans le futur », est-elle devenue un récit accepté ?
C’est ce que nous appelons avec mes collègues le « futuring » : comment en vient-on à penser certains futurs possibles, souhaitables, réalistes ? Les politiques environnementales se sont développées en même temps que les premiers modèles informatiques, qui traduisent des variables diverses en courbes et chiffres digestes. Mais ces modèles dits « intégrés », parce qu’ils mêlent données climatiques et économiques, sont truffés d’hypothèses implicites — tellement complexes que personne n’est capable de toutes les identifier. Et ce sont ces programmes informatiques qui définissent ce qu’est une trajectoire jugée réaliste.
Parmi ces hypothèses, il y a une croissance économique continue, un taux d’actualisation qui écrase le futur sur le présent, un développement technologique linéaire et l’idée que la politique climatique doit toujours être économiquement optimale. La convergence de ces quatre facteurs aboutit à une logique de report — rien ne droit freiner la croissance qui permettra de développer des technologies qui, demain, rendront peu coûteuse la résolution du problème climatique.
Et cela est devenu déterminant quand les modélisateurs ont été chargés de déterminer si l’objectif +1,5 °C était atteignable…
Oui, tout le monde savait que s’ils répondaient non, il n’y aurait plus de politique climatique. Il leur fallait trouver un chemin. Craignant d’être accusés d’imposer des choix controversés, ils ont été poussés vers des « solutions » solubles dans l’orthodoxie économique et politique. Dans le jargon, on dit que ces travaux doivent être policy relevant et non policy prescriptive. En pratique, très souvent, est relevant, ce qui correspond au sens commun tel qu’il est cristallisé à un moment. Est prescriptive ce qui s’éloigne de la norme.
C’est ainsi qu’est apparu ce pari incroyable des émissions négatives, cette idée que des technologies de capture du carbone atmosphérique allaient nous permettre de sauver la mise. Très vite, tous les scénarios ou presque ont intégré un retrait massif de CO₂ dans les décennies qui viennent pour respecter les trajectoires climatiques sans sortir à très brève échéance des fossiles. Sauf qu’il est peu probable que ces technologies se développent à l’échelle envisagée.
Je ne blâme pas les modélisateurs. Il existe toutes sortes de règles implicites sur ce qu’on peut dire — et ne peut pas dire — dans le monde académique et politique. Si vous voulez avoir de l’influence, alors vous finissez par vous plier aux exigences du système. Et ce faisant, vous reproduisez des futurs très étroits, dans lesquels certaines choses sont considérées comme réalistes et d’autres jamais, au point qu’on n’en parle même pas. Le fait que des gens pourraient ne pas vouloir travailler 60 heures par semaine ou voyager autant n’apparaît jamais dans les projections qui sont prises au sérieux.
Quel lien faites-vous entre le retrait du CO₂ atmosphérique et la géo-ingénierie solaire ? Souvent, les personnes impliquées dans le monde du carbon removal se récrient quand on fait un lien…
En apparence, ce sont deux technologies très différentes. Le carbon removal vise à s’attaquer à la cause physique du changement climatique, à savoir le niveau de CO₂ dans l’atmosphère, tandis que la géo-ingénierie solaire ne cherche qu’à masquer le réchauffement. Mais l’un sert à légitimer l’autre.
Comme je l’expliquais plus haut, le carbon removal est un technofix qui a permis de justifier le report de la sortie des fossiles. Le jour où nous nous apercevrons que cela ne peut pas fonctionner à l’échelle, que nous ne pourrons pas retirer du ciel les volumes de CO₂ qui seraient nécessaires pour contenir la hausse des températures, alors, dans la panique, nous nous tournerons vers la géo-ingénierie solaire. L’un mène à l’autre.
Par ailleurs, les défenseurs de la gestion du rayonnement solaire, en particulier de l’injection d’aérosols dans la stratosphère, reconnaissent le danger du choc terminal : si nous levons ce voile sans avoir fait baisser les concentrations en CO₂ dans l’air ambiant, alors les températures bondiront. L’arrêt de la géo-ingénierie solaire suppose donc l’existence d’aspirateurs à CO₂ qui permettront de faire le grand nettoyage. L’autre mène à l’un.
Et si cela fonctionnait ? Et si le voile solaire nous permettait de gagner les quelques décennies nécessaires pour décarboner complètement nos économies et développer une industrie du carbon removal ?
Cet espoir repose sur des présupposés que je trouve discutable, et c’est un euphémisme. On suppose qu’une fois que les avions auront décollé pour répandre du soufre dans la stratosphère nous allons enfin nous mettre avec sérieux et appétit à la transition énergétique. Au regard des dynamiques actuelles, qui peut croire cela ? Surtout, je suis convaincu que si le voile solaire finit par être déployé, ce ne sera pas pour atténuer les risques climatiques globaux mais pour s’assurer que les grandes puissances subissent le moins de dommages possibles. Il se peut que cette intervention climatique unilatérale bénéficie à tout le monde, mais ce n’est pas certain.
A cet égard, qu’avez-vous pensé du lancement de l’« initiative pour un réalisme climatique » par le Council on Foreign Relations, un influent think-tank américain ? On y parle de sécuriser les frontières et d’investir dans la géo-ingénierie…
Ça me met vraiment en colère. Il est évident que sous couvert de « réalisme », il n’est question que de protéger ses propres intérêts en se dédouanant de toute responsabilité puisqu’il est explicitement dit qu’il faut fermer les yeux sur les émissions passés et que les responsables, désormais, ce sont les Chinois, les Indiens, les Indonésiens, etc. Ce mot est si puissant : si vous pouvez vous présenter comme « réaliste », vous avez déjà gagné le débat.
Vous mettez en garde contre l’attente d’une solution technologique miraculeuse. Mais n’est-il pas tout aussi illusoire d’espérer que les sociétés du Nord global réduisent leurs flux de matière et d’énergie et que les classes moyennes émergentes du Sud global renoncent au rêve consumériste ?
Personne dans ce débat ne fait autre chose que parier. Le problème, c’est que beaucoup ne l’admettent pas. Dans mon cas, c’est vrai, je parie sur le fait qu’un système en déroute finira par se transformer alors qu’il échoue à le faire depuis des décennies. Je parie sur le fait que les humains sont beaucoup plus malléables qu’on ne le croit. Si nous avions un penchant inné pour le consumérisme, les publicitaires ne dépenseraient pas autant d’énergie à essayer de nous manipuler. Une bonne partie du prix d’une voiture neuve est liée au marketing…
Le réalisme, c’est de reconnaître qu’il est plus facile de changer les comportements humains que d’abolir les limites planétaires. Le carbon removal et la géo-ingénierie solaire laissent supposer l’inverse, que l’on peut sans cesse repousser ces limites du moment que l’on accepte d’artificialiser toujours davantage notre environnement. Ceux qui défendent ces projets prennent pour acquis qu’il y aurait une nature humaine prédatrice et que les rapports de pouvoir sont immuables. Si on pouvait déstabiliser cette croyance, alors je serais beaucoup plus à l’aise avec ces technologies.
Par ailleurs, nous ne pourrons pas maintenir ces modes de vie encore très longtemps. Quand le changement climatique frappera fort, nos systèmes financiers vont craquer — peut-être même s’effondrer. Nous connaîtrons des pénuries alimentaires. Nous allons alors entrer dans une économie de guerre et je préférerais qu’on le fasse avec un minimum de planification. Une économie de guerre, ce n’est pas nécessairement une mauvaise chose. Cela peut aussi donner aux gens une forme de clarté, un objectif, et protéger ce qui leur tient vraiment à cœur.
Il faudra des années pour qu’une force sociale émancipatrice réussisse à changer le sens commun, nos imaginaires du futur, ce que l’on considère comme allant de soi. Les conservateurs et les réactionnaires triomphent aujourd’hui, mais ils ont commencé ce travail il y a des décennies. Cela peut aussi arriver plus vite que prévu : le fait, par exemple, qu’un PDG soit abattu dans la rue et que la plupart des gens applaudissent son tueur révèle que le monde n’est plus aussi stable qu’il y a vingt ans.
Que pensez-vous du groupe Reflective, nouveau venu dans l’écosystème de la géo-ingénierie solaire ? Leur argument est que nous ne pouvons dépasser le seuil de 1,5 °C que pendant une trentaine d’années avant de courir un risque réel de franchir des points de bascule — d’où leur appel à une recherche à marche forcée en vue d’un déploiement rapide.
Je comprends l’argument qui consiste à dire qu’il faut commencer à construire les infrastructures dès maintenant si l’on pense que le déploiement est inévitable. Voire qu’il faudrait monter doucement en puissance avec les doses de soufre, pour évaluer les effets progressivement, plutôt que de se réveiller un matin et de tout déclencher d’un coup. Mais dès le moment où l’on commence à laisser entendre que c’est ce qu’on va faire, on déclenche toutes sortes de dynamiques culturelles et politiques que ces gens-là ne semblent pas du tout saisir.
Par ailleurs, les points de bascule sont des notions très contestées. Beaucoup de scientifiques, y compris défenseurs de la gestion du rayonnement solaire, se méfient du discours de panique et d’urgence. Il est d’autant plus discutable de les lier à des seuils comme +1,5 °C, comme si ceux-ci étaient les garants d’un espace climatique sûr alors qu’ils ont été le fruit de négociations politiques. Enfin, n’oubliez pas l’aspect psychologique : tout le monde veut se sentir important et qui y a-t-il de plus important que de sauver le monde ? Cela explique aussi que certains entrepreneurs se saisissent de la géo-ingénierie. Ce peut être très valorisant.
Vous avez coécrit une lettre ouverte appelant les Etats à un accord international de non-utilisation de la géo-ingénierie solaire et à interdire les essais en extérieur de ces technologies. Que pensez-vous de l’annonce par l’agence anglaise ARIA de tests dans la stratosphère ou dans les nuages ?
Cette lettre nous a valu d’être taxés d’anti-science, d’anti-Lumières, d’antidémocrates. En apparence, l’argument « faisons la recherche nécessaire et s’il s’avère que c’est une mauvaise idée, nous laisserons tout cela dans une armoire » est de bon sens. Le problème, c’est que si vous commencez à faire cette recherche et que dans dix ou quinze ans vous découvrez que ça ne fonctionne pas — un peu comme pour le carbon removal —, le mal sera déjà fait. Entre-temps, toute la politique climatique se sera restructurée autour de l’horizon que vous aurez projeté. Aujourd’hui, il n’y a pas de retour en arrière possible vers un monde pré-carbon removal. Demain, si nous suivons ce chemin, il n’y aura pas de retour en arrière vers un monde pré-gestion du rayonnement solaire.
Mais pour ce qui est d’ARIA, j’hésite. Depuis trois ans, depuis que nous avons signé cet appel, le monde a profondément changé. Est-il réaliste, faisable, voire souhaitable, de continuer à bloquer ces expériences en plein air, qui pourraient indiquer que la géo-ingénierie n’est pas aussi prometteuse que ce que les modèles suggèrent ? Je n’en suis pas sûr. Ce qui m’inquiète davantage, c’est qu’on risque très vite de se retrouver avec une communauté si investie qu’elle fera tout pour faire avancer ces technologies. Ce qui me préoccupe, c’est l’effet d’emballement.
Dans l’un de vos articles, vous expliquez que les révolutions sociétales réussissent quand elles parviennent à « réinterpréter de manière convaincante l’ordre symbolique dominant ». Comment cette dynamique pourrait-elle façonner les luttes climatiques à venir ?
Regardons ceux qui maîtrisent le mieux cet art : les partisans de MAGA (Make America Great Again) ou le mouvement Hindutva en Inde. Ils utilisent des symboles que tout le monde connaît et auxquels tout le monde tient, et ils les reconfigurent pour leur donner un sens nouveau. L’un des projets que nous avons ici, à l’université d’Utrecht, porté par Tim Stacey, s’intitule Ecology and Belonging (« Écologie et appartenance »). L’idée est de relier le changement climatique à un sentiment d’appartenance, à une communauté, à ce que les gens considèrent comme essentiel.
Par exemple, le mouvement des droits civiques, aux Etats-Unis, a utilisé l’imaginaire de la démocratie américaine — la fameuse city upon a hill — pour dire : « Vous ne tenez pas vos promesses ». D'une manière générale, nous devrions considérer la politique climatique comme une lutte pour définir ce qu'est une vie qui a du sens — et comment vivre une vie qui a du sens et qui est durable. Il s'agit d'une bataille culturelle, et celle-ci a besoin de symboles et d'images de l'avenir ◆
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📆 A venir : Caroline Thaler, Freeman Dyson, l’argument du ruban de Moebius. Cette newsletter a été éditée par Marie Telling.
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