Comment les "émissions négatives" sont devenues la baguette magique des scénarios du Giec
Cette semaine, on parle de la BECSC (de la quoi ?) avec Lou Stührenberg. Aussi au programme : la commercialisation de la géo-ingénierie solaire.
Le principe de la géo-ingénierie carbone – celle qui consiste à retirer du CO₂ déjà accumulé dans l’atmosphère – est totalement normalisé. On parle d’ailleurs plus volontiers d’« émissions négatives », de « retrait » ou d’« élimination » du « dioxyde de carbone atmosphérique ». En 2023, une tribune, signée entre autres par la climatologue Valérie Masson-Delmotte, appelait la France à se doter d’une stratégie ambitieuse sur le sujet. Une association française pour les émissions négatives (l’AFEN) s’est structurée en 2024 et pas une semaine ne passe sans qu’une startup se lance en expliquant qu’il faut atteindre l’objectif fixé par le Giec : retirer des milliards de tonnes de CO₂ chaque année à partir de 2050 (soit une large fraction de nos émissions actuelles).
On en oublie le côté scandaleux, effarant, de la chose : nous parions sur une technologie sans savoir si nous réussirons à la développer. Bien sûr, il existe toute une palette de possibilités pour retirer ces molécules de l’air ambiant – accélérer les cycles du carbone en répandant des substances dans les océans ou en concassant de la roche, inventer des aspirateurs à CO₂, etc. –, mais elles sont toutes très incertaines. C’est un peu comme si nous sautions d’un avion en espérant réussir à démêler les fils du parachute avant de toucher le sol.
Comment en sommes-nous arrivés à faire ce pari très risqué ? Lou Stührenberg est doctorante aux Mines Paris-PSL. Elle est l’autrice d’un mémoire passionnant intitulé Racines d’une promesse : comment les technologies BECSC sont-elles devenues nécessaires aux scénarios d’atténuation évalués par le Giec ? Grâce à de nombreux entretiens avec les protagonistes de cette histoire, elle raconte comment, au milieu des années 2000, on a commencé à intégrer dans les scénarios, et dans nos politiques climatiques, des technologies encore fantomatiques. Pour beaucoup de militants, ces dernières servent d’excuse à la procrastination : pourquoi fermer le robinet trop vite si nous pourrons élargir la bonde demain ?
J’en ai discuté avec elle autour d’un café.
Tu t’es intéressée à la façon dont sont établis les scénarios du Giec, ceux qui nous disent où nous pourrions en être en 2050, en 2100. C’est un sujet aride. Pourquoi ça t’a passionné ?
Lou Stührenberg Ces scénarios sont des récits sur l’avenir. Le fait qu’ils soient habillés de chiffres et de courbes leur donne un côté technique, en gomme les aspects politiques, mais ces projections restent fondées sur des choix, des visions du monde. S’intéresser à leur genèse, c’est se demander comment on élargit ou réduit le champ des possibles. En effet, ces manières d’explorer les prochaines décennies peuvent devenir des prophéties autoréalisatrices : les politiques publiques s’alignent sur elles.
Qu’appelle-t-on « scénarios du Giec » ?
Ces projections, évaluées par le groupe III du Giec, ne doivent pas être confondues avec les modèles purement climatiques. Elles sont issues de ce que l’on appelle les modélisations d’évaluation intégrée (IAMs), qui couplent des représentations du système Terre avec des données socio-économiques. Le premier du genre était le modèle World3, de l’équipe Meadows, peaufiné dans les années 1970. Y étaient intégrés des facteurs comme la démographie, la pollution, les ressources : comment tout cela interagit ? En réponse aux conclusions alarmantes de ce rapport (Les Limites à la croissance), l’économiste William Norhaus a développé son propre logiciel, baptisé DICE. Aujourd’hui, il existe une grande variété de modèles. Le Giec synthétise la littérature produite par cette communauté de modélisation.

Y a-t-il des biais dans ces modèles ? Ont-ils une tournure d’esprit particulière ?
Un modèle s’appuie toujours sur des hypothèses, c’est normal. On a beaucoup reproché à DICE, par exemple, de chercher à dégager un réchauffement optimal à partir de considérations très optimistes. L’élément qui fait le plus débat, c’est le taux d’actualisation, c’est-à-dire la valeur que l’on donne au futur. Si on part du principe que les générations futures seront plus riches, alors on leur laissera la responsabilité d’agir parce qu’on considère que ça leur coûtera moins cher. Des chercheurs ont montré que les stratégies écologiques changent drastiquement selon le taux choisi.
Ton travail vient éclairer un pan méconnu de l’histoire des politiques climatiques : la manière dont on a commencé à tabler sur ces émissions négatives, en se disant « continuons d’émettre puisque nous pourrons retirer ces gaz de l’atmosphère »…
Oui, je me suis intéressé à la manière dont la BECSC est rentrée dans les modèles.
C’est quoi la BECSC ?
C’est une technologie d’émissions négatives. La biomasse (bois, végétaux, déchets agricoles) en poussant par photosynthèse capte du CO₂. Si on la brûle pour produire de l’énergie et qu’au lieu de laisser ce CO₂ repartir dans l’atmosphère on le capture et on le stocke, alors sur l’ensemble du cycle, on aura retiré du carbone de l’air en même temps qu’on aura produit de l’énergie. Coup double. On parle de bioénergie avec captage et stockage du CO₂ : BECSC.
Sur le papier, c’est élégant : on couple le pouvoir des plantes et celui des humains. Qui a eu l’idée ?
Il y a eu plusieurs précurseurs à partir des années 1970, mais cette idée se précise au début des années 2000 quand deux équipes, l’une en Suède et l’autre aux États-Unis, commencent à s’y intéresser. Au début, les chercheurs font face à beaucoup de scepticisme. Ils se heurtent notamment à l’opposition de l’industrie fossile : elle-même est en train de promouvoir le charbon ou le gaz « propre » grâce à la capture du CO₂ sur les cheminées des centrales thermiques, et elle voit la BECSC comme une concurrence.
En 2005, il y a un premier tournant. Le physicien David Keith, bien connu dans le monde de la géo-ingénierie, réussit à faire inclure la BECSC dans un rapport spécial du Giec. Le véritable point de bascule arrive deux ans plus tard, lors d’une réunion organisée par le Giec, à laquelle étaient présents des membres de la communauté de modélisation, aux Pays-Bas. L’objectif de cette rencontre était de choisir les scénarios de référence pour les prochains rapports. Or quelques mois auparavant était paru un article d’un tout jeune chercheur, Detlef P. van Vuuren, qui évoquait à la marge cette technologie.
Cette mention va déclencher un intense débat. D’un côté, il y a ceux qui considèrent que la BECSC est trop peu mature pour être incluse dans les modèles. De l’autre, il y a les gouvernements européens et la société civile, qui voient dans cette intégration un moyen d’afficher des objectifs plus ambitieux, et notamment la limitation du réchauffement à +2 °C. En effet, les émissions négatives permettaient alors d’imaginer purger l’atmosphère d’une partie du CO₂, d’amplifier l’effet des puits de carbone naturels que sont les forêts et les océans.

C’est ironique : aujourd’hui, les BECSC sont vus comme une excuse à la procrastination. A l’époque, c’était une manière de renforcer les objectifs climatiques ?
Oui ! Et les pétrogaziers étaient contre. C’est ensuite que tout s’est retourné. En filigrane de ce débat, il y avait aussi la question du mandat du Giec. On le sait, il ne doit pas être policy prescriptive, mais policy relevant. En clair, il doit présenter l’état de la littérature sans dire aux politiques quoi faire. Devant cette petite mention de la BECSC dans un article scientifique, il y a ceux qui disent : ce n’est pas représentatif, on ne l’inclut pas tant que d’autres études n’ont pas été faites, et puis il y a ceux qui disent : si on ne le met pas, on limite l’horizon des possibles pour les décideurs. Finalement, la décision a été prise d’explorer ce scénario avec la BECSC, ce qui a ouvert la porte à son intégration dans de nombreux modèles.
A partir de là, ça a été très rapide. La BECSC et plus largement les émissions négatives sont très vite devenues une brique essentielle des politiques climatiques…
Oui. Cela s’explique par la structure même des modèles d’optimisation : ils cherchent à minimiser les coûts tout en atteignant un objectif donné. Et une technologie permettant de différer les efforts tout en restant dans les clous des engagements climatiques est une solution privilégiée. Dans le cinquième rapport du GIEC, en 2014, sur les 114 scénarios permettant de rester sous les 2°C, 104 reposent sur des émissions négatives. Une figure du même rapport évoque 12 milliards de tonnes de CO₂ capturées par an grâce à la BECSC en 2100. Ce chiffre est colossal : c’est un quart des émissions mondiales actuelles.
Pour une techno qui n’existait alors quasiment pas ! Encore aujourd’hui, l’Agence internationale de l’énergie (AIE) estime qu’on ne retire que 2 millions de tonnes de CO2 chaque année avec ce dispositif...
Oui, c’est un peu comme si la BECSC avait échappé à ses créateurs. Les pétrogaziers se sont rendu compte que cette technologie permettait de redorer l’image du captage et stockage du carbone, et donc par ricochet leurs propres installations.
Très vite, des assos écolos ont dit : « Mais attendez, pour arriver à 12 Gt de CO₂ capturées par an grâce à la BECSC, il va falloir y dédier des surfaces agricoles gigantesques, plusieurs fois la superficie de l’Inde ». Cette limite physique, celle des terres nécessaires, n’avait pas été intégrée dans les modèles ?
Les modélisateurs à qui j’ai pu parler m’ont raconté qu’il y avait assez peu de liens entre eux et les ingénieurs ou les biologistes qui auraient été en mesure de les alerter là-dessus. Mais il ne faut pas leur jeter la pierre, ils devaient alors résoudre ce que les chercheurs Amy Dahan et Stefan Aykut ont appelé le « schisme de réalité » : les objectifs politiques restent ambitieux, mais les émissions continuent d’augmenter ! Pour boucler le modèle, il fallait une sorte de baguette magique : ce fut la BECSC.

On aurait aussi pu à ce moment modéliser des sorties beaucoup plus abruptes des fossiles, avec des scénarios de décroissance, par exemple…
Le cadrage intellectuel dans lequel se fait la modélisation ne permettait pas cela. Par ailleurs, je ne suis pas sûre que cela aurait changé grand-chose. Récemment, on m’a raconté l’histoire d’un modélisateur ayant choisi d’exclure la BECSC de ses simulations pour une commande de la Commission européenne. Evidemment, pour tenir le +2 °C, ses résultats prévoyaient des bouleversements économiques majeurs. Le porteur de projet lui a amicalement suggéré de changer ses paramètres…
Bon, mais on pourrait aussi se dire : on est partis avec des hypothèses de développement de BECSC absurdes, mais cela a ouvert la porte à d’autres technologies d’émissions négatives. On s’est fixé un objectif, il n’y a plus qu’à l’atteindre…
Oui, aujourd’hui, il y a une prolifération de startups qui cherchent d’autres moyens de retirer du CO₂ de l’atmosphère : alcalinisation des océans, capture directe dans l’air, altération forcée, etc. Souvent, en s’appuyant sur le Giec. Mais c’est un pari très risqué. Le danger est que nous nous retrouvions en 2050 avec des retraits très inférieurs aux prévisions tandis que les émissions, elles, auront été calibrées sur ces espoirs déçus.
Oui, il nous faut, si l’on veut atteindre des gigatonnes de CO₂ retirés annuellement en 2050, bâtir à partir de zéro une industrie de la taille du secteur pétrogazier actuel. En l’espace de vingt-cinq ans !
Effectivement. Et on peut se demander pourquoi cela ne suscite pas davantage de débats. Les émissions négatives s’inscrivent dans la longue lignée des espoirs techno-solutionnistes, mais aussi dans une histoire plus profonde, qui a trait à notre rapport aux arbres. La raison pour laquelle la BECSC n’a pas suscité d’opposition majeure dans l’opinion publique tient peut-être à ce côté sympathique : le salut dans la forêt. Les historiens Fabien Locher et Jean-Baptiste Fressoz ont bien montré comment, dès le XVIe siècle au moins, on s’imagine contrôler le climat en faisant pousser des bois ou en les coupant.

Tu termines ton mémoire avec l’idée que la géo-ingénierie solaire aurait tout aussi bien pu être prise comme technologie « miracle » dans les modèles. Pourquoi ?
A la fin de ma soutenance, on m’a dit : « tu n’as pas beaucoup parlé de la techno en elle-même »… C’est parce que dans les entretiens que j’avais menés, tout le monde s’en moquait complètement. Au fond, la BECSC, c’est juste le nom d’un truc un peu magique qu’on intègre dans les modèles. L’un de ses premiers promoteurs, Michael Obersteiner, explique qu’il voulait que ce soit une technologie de secours qu’on laisse un peu sur l’étagère, à n’utiliser que si le système climatique se déréglait plus vite que prévu. La gestion du rayonnement solaire aurait très bien pu jouer ce rôle. Il est d’ailleurs assez probable qu’elle soit bientôt intégrée à son tour dans les IAMs : si nous prenons du retard sur les émissions négatives, tout comme nous avons pris du retard sur la réduction des émissions, il faudra bien une nouvelle manière de boucler le modèle, une nouvelle baguette magique. Ce n’est pas encore le cas, mais on s’y dirige ◆
Pour ceux que ce sujet intéresse, retrouvez ici un guide pour s’orienter dans la bataille des récits autour du carbon removal.
🌇 Vers une commercialisation du voile solaire ?
« Notre équipe a développé une particule non toxique (bio-safe) pour la réflexion de la lumière solaire, conçu un prototype de système de dispersion, et créé les outils de suivi et les capacités de modélisation nécessaires. » On en sait un peu plus sur Stardust, une start-up israélo-américaine qui s’est lancée dans la géo-ingénierie solaire. La page de l’entreprise, qui emploierait déjà vingt-cinq personnes, a été mise à jour, en y incluant une sorte d’audit extérieur établi par le diplomate hongrois Janos Pasztor aujourd’hui à la retraite après avoir occupé des fonctions à l’ONU et au Carnegie Climate Governance Initiative.
On y apprend que Stardust est « immatriculée aux États-Unis, avec une filiale en Israël, où se déroulent la plupart de ses activités » et que les deux principaux investisseurs sont AWZ Ventures, critiqué pour ses liens avec le milieu de la sécurité israélienne, et SolarEdge Technologies, une société spécialisée dans les énergies renouvelables. Selon d’autres sources, le PDG de Stardust, Dr. Yanai Yedvab, a « occupé des postes de haut niveau dans les laboratoires nationaux israéliens et les organisations gouvernementales de R&D, notamment en tant que chef de la division physique du laboratoire national du Centre de recherche nucléaire d'Israël et en tant que scientifique en chef adjoint de la Commission israélienne de l'énergie atomique ».
Le fait qu’une entité privée développe les outils de création d’un voile solaire valide les craintes de ceux qui alertent sur le risque d’une surenchère. Suite aux annonces de Stardust, le Center for international environmental law (CIEL) a dénoncé « la course dangereuse à la commercialisation de la technologie de géo-ingénierie solaire ». Même si la startup promet qu’elle sera transparente et publiera les « résultats défavorables et favorables » de ses recherches, la crainte de beaucoup est que la mise sous brevets et la vente de ces technologies nous poussent vers leur déploiement. Par mail, Pasztor nous explique néanmoins qu’à ses yeux « s’il y a quelque chose qui fait que le monde se rapproche de plus en plus de la nécessité d’un déploiement éventuel de ces technologies, ce n’est pas la recherche menée par Harvard ou l’université de Chicago, ni le travail de R&D de Stardust, mais la dépendance totale – et continue – du monde à l’égard des combustibles fossiles ».
On ne sait pas très bien quels essais ont déjà été menés par Stardust, mais Pasztor a insisté auprès d’eux sur la nécessité de communiquer en amont sur de futures expériences menées en extérieur. Le diplomate défendait l’idée que « le gain de confiance compenserait la lourdeur accrue de la procédure », mais Stardust « a estimé que cela serait trop lourd pour les activités à petite échelle ». Un code de conduite doit être publié par l’entreprise. Dans celui-ci, nous explique Pasztor, un « compromis » pourrait prévoir qu’il n’y aura normalement « pas de communication ex ante des activités à petite échelle », mais qu’un « groupe consultatif, qui doit encore être créé, pourrait l’exiger s’il estime que le contexte et les circonstances le nécessitent » ◇
🧊 Le projet Artic Ice retire ses billes
Je vous parlais il y a quelques numéros de l’Artic Ice Project, qui entendait répandre un sable réfléchissant pour freiner la fonte de la banquise. Eh bien, cette organisation vient d’annoncer qu’elle met la clef sous la porte : « Des tests écotoxicologiques récents ont révélé des risques potentiels pour la chaîne alimentaire de l'Arctique ». Pas de panique, il y a déjà des successeurs. Récemment, on a vu émerger une certaine Arête Glacier Initiative dont on sait encore peu de choses, si ce n’est qu’elle vise à réfléchir à la « stabilisation des calottes glaciaires »… ◇
📆 A venir : modélisation du voile solaire, Quadrature, conflits indo-chinois. Cette newsletter a été éditée par Marie Telling.