Un Américain nous fait un doigt d'honneur. Et ce n'est pas Trump
Cette semaine, les franges libérales des élites américaines nous avertissent : elles vont continuer à lancer des excréments sur le reste du monde
Bonjour les ami.e.s,
Il y a quelques années, une mode rigolote a pris corps à l’université de Queensland, en Australie. Elle consistait pour un jeune thésard, tout juste sorti d’années de bibliothèques, à monter sur une scène et à résumer sa thèse en 180 secondes.
Cet exercice s’est ensuite répandu tout autour du monde et a survécu à la crise des subprimes, au printemps arabe, à Pokémon Go, à la pandémie de Covid et aux Anges de la téléréalité. Si bien qu’aujourd’hui, on est tenté de proposer le format à Varun Sivaram, physicien spécialiste de politiques énergétiques et climatiques : accepterait-il de résumer ses idées en moins de trois minutes ?
Cela pourrait prendre la forme suivante : Varun Sivaram se lèverait de son siège, s’avancerait vers l’estrade, serrerait la main du maître de cérémonie, se tournerait vers la salle et adresserait à son auditoire un franc et direct doigt d’honneur. Mais avec un sourire.

Dégaine impeccable, Varun Sivaram incarne ce que les élites anglo-saxonnes savent produire de plus sharp. Diplômé d’Oxford et de Stanford, conseiller auprès de John Kerry quand celui-ci était envoyé spécial pour le climat, il a été classé par le magazine Time dans les 100 Next hundred most influential people in the world, par Grist dans les Top 50 Leaders in Sustainability et par Forbes dans les 30 Under 30. Avec une page Wikipédia taillée comme un bonsaï et trois livres sur la digital decarbonization, le solaire et la politique énergétique américaine, il se présente comme « l’un des plus grands experts mondiaux en matière de technologies bas carbone ».
Il est aussi proche des Démocrates, et des factions les plus éclairées du Capital américain, celles qui admettent la réalité du réchauffement climatique et ne critiquent pas l’énergie solaire et les éoliennes du matin au soir ; en ce moment, la barre est très basse.
Cela rend la lecture du texte qu’il a produit pour le Council on Foreign Affairs d’autant plus éprouvante. Le Council se veut l’un des think-tanks les plus respectés des Etats-Unis. De tradition apartisane, il édite le très lu Foreign Affairs et entend guider les Démocrates comme les Républicains sur la politique étrangère du pays. Au début du mois d’avril, l’institution a lancé la Climate Realism Initiative, dont Varun Sivaram est le visage et le porte-parole.
La « pensée magique » des politiques climatiques
Intitulé We Need a Fresh Approach to Climate Policy. It’s Time for Climate Realism, sa première pièce de doctrine offre un aperçu de ce que pourrait être la position des Etats-Unis sur le climat dans les années à venir, Trump ou pas Trump. Ce document acte le choix de l’adaptation à un monde à +3°C dans lequel l’Amérique du Nord se protège derrière des murs et un usage défensif de la géo-ingénierie, tout en continuant à pomper du pétrole et du gaz. Il faut le lire pour comprendre que même si les Démocrates reprennent la main après un plantage trumpien, il y a de fortes chances pour que les Etats-Unis restent l’une des rogue nations du climat.
Invité du podcast du Council, The President’s Inbox, Sivaram commence par tancer ce qu’il juge être « la pensée magique » des politiques climatiques actuelles. Elle repose à ses yeux sur quatre idées fausses qu’il entend démystifier :
Pour lui, c’est une « erreur » de croire que « les objectifs climatiques que le monde s’est donnés sont atteignables ». Du fait de l’énormité des investissements nécessaires, « nous n’arriverons tout simplement pas à la neutralité carbone d’ici le milieu du siècle ». A ses yeux, l’Accord de Paris est derrière nous et « la planète est en passe de se réchauffer en moyenne de 3 °C ou plus au cours de ce siècle ».
De même, il juge absurde de penser que « la réduction des émissions des États-Unis peut faire une différence significative ». En effet, ce qui l’intéresse, ce sont les émissions futures. Or « 87 % de ces émissions cumulées » seront selon lui le fait d’autres pays que les Etats-Unis. Le problème, ce sont donc les Chinois, les Indiens. Quand l’intervieweur lui rappelle que les émissions passées sont largement le fait de l’Occident, il insiste : ce qui compte désormais ce sont les « émissions cumulées de 2025 à 2100 ». Par ailleurs, « les électeurs américains ont démontré à maintes reprises qu’ils n’ont pas envie de flécher des milliers de milliards de dollars vers l’étranger ». Le mode de vie américain reste non négociable.
Sivaram prend ensuite ses distances avec les plus rassuristes de ses compatriotes. Certes, il est possible qu’« avec un réchauffement de trois degrés ou plus en moyenne, les États-Unis, grâce à leur richesse, soient en mesure de s’adapter naturellement ». Certes, il est possible que, comme l’affirme le Bureau du budget du Congrès américain, « le changement climatique n’ait qu’un impact de 6 % en moyenne sur le PIB à la fin du siècle, ce qui est tout à fait gérable ». Mais il y a une possibilité non nulle que des « choses vraiment terribles » adviennent sur le territoire étatsunien, et il faut planifier en conséquence.
Enfin, il est faux selon lui d’affirmer que « la transition énergétique est nécessairement bénéfique » aux Etats-Unis puisque ceux-ci tirent profit de leur position de plus gros producteur de gaz et de pétrole au monde. Sortir des fossiles leur ferait perdre cet avantage.
Il est difficile de contredire Sivaram sur l’échec de l’Accord de Paris et le fait que, pour le moment, les énergies renouvelables ne se substituent pas aux énergies fossiles. Sauf que les raisons qu’il donne à ces manquements sont un peu vanilla. Pour lui, c’est notre préférence pour le présent (le taux d’actualisation que nous appliquons dans les scénarios) et le dilemme du prisonnier (aucun pays n’a intérêt à quitter la puissance fossile si les voisins ne le font pas aussi) qui expliquent notre situation. Aucune mention des mécanismes du capitalisme, de l’obésité consumériste, de la concentration des richesses.
America First : des frontières et du soufre
Ayant posé ce constat, quelle est la politique que préconise Varun Sivaram ? Eh bien, cela commence par la fin de ce qu’il appelle le « virtue-signaling » de l’administration Biden à laquelle il a participé. Il est temps pour les Américains de mettre l’Amérique d’abord, sans chercher à verdir leur image. Visiblement perméable à la victimisation trumpienne, cet esprit libéral fait mine de redécouvrir la vie : « Nous devrions partir du principe que chacun défend ses propres intérêts et que l’Amérique doit défendre les siens. » Ainsi, le développement des renouvelables n’est pas tant destiné à réduire les émissions qu’à contrer la Chine. Cet essor ne doit d’ailleurs pas se faire au détriment de l’industrie pétrogazière dans laquelle, insiste-t-il, il faut continuer à investir…
Puisque le réchauffement global atteindra malgré tout l’Amérique, celle-ci doit se préparer. Les deux premiers points évoqués par Sivaram sont l’exploitation de l’Arctique en pleine fonte (« pour assurer le contrôle des minerais essentiels et sécuriser nos actifs militaires ») et la protection des frontières pour faire face aux migrations de masse (« renforcer la sécurité de leurs frontières face à l’afflux de migrants »). Le troisième est l’adaptation du territoire américain (« nous devrons peut-être évacuer des villes »). Le seul vestige de coopération internationale est inquiétant : les Etats-Unis se proposent de « piloter » la recherche autour de la « voie la plus plausible pour éviter les pires effets du changement climatique » : la géo-ingénierie solaire. « Une technologie qui, à mon avis, sera essentielle », commente Sivaram. Le pape de ce sujet, le physicien David Keith, était d’ailleurs présent lors du lancement de la Climate Realism Initiative.
Au vu de l’audience du Council, et des personnalités invitées lors de l’inauguration de ce pôle dédié au climat, on peut craindre que Sivaram traduise le fond de la pensée des Démocrates du centre-gauche. Les négociations internationales et les clean tech nous ont fait dévier de la trajectoire à +5°C pour nous amener à +3°C. Ils ont fait leur temps. Désormais, l’Amérique devrait s’en sortir, sauf mauvaise surprise du type tipping points à laquelle elle pourra répondre par la géo-ingénierie. A peine y a-t-il quelques sourires gênés quand Sivaram suggère d’attaquer militairement des pays, comme l’Indonésie, qui émettraient à l’avenir trop de CO₂ et mettraient en péril cette trajectoire d’adaptation à + 3°C. Certes, des intervenants - comme Keith d’ailleurs - essaient de rappeler les vertus de la coopération internationale et de cadrer la géo-ingénierie comme un outil d’accompagnement de politiques climatiques ambitieuses plutôt que comme un bouton d’arrêt d’urgence, mais tous laissent Sivaram dérouler son propos.
L’éthique du canot de sauvetage
Dans son livre Sans Transition, l’historien Jean-Baptiste Fressoz avançait l’hypothèse suivante : à la fin des années 1970, les stratèges de la Maison-Blanche ont conclu que l’Amérique serait en mesure de s’adapter à une hausse importante des températures. Tant pis pour des zones entières de la planète, moins bénie des dieux. Ce choix de l’adaptation apparaît aujourd’hui en pleine lumière. On retrouve sous la plume de Varun Sivaram l’éthique du canot de sauvetage développée par l’écologue Garrett Hardin dans les années 1970. Les riches ne peuvent pas prendre le risque d’aider les pauvres qui se noient autour d’eux, cela pourrait alourdir leur embarcation. Pour éviter que tous ne coulent, et parce qu’ils ont envie de pouvoir continuer à étendre leurs jambes, il faut laisser les nageurs se débattre dans les eaux tumultueuses. Voire leur donner des coups de pied dans la gueule s’ils s’agrippent aux bateaux.
Rien de surprenant, donc. Les meubles retrouvent leurs murs. Varun Sivaram se revendique de la realpolitik et ce qu’il propose n’est pas très loin du trumpisme : il s’agit de maintenir à bout de bras le mode de vie insoutenable des Américains, quitte à intervenir encore plus profondément dans les cycles planétaires. C’est la logique de la géo-ingénierie : quand on renonce à réencastrer l’économie dans le système Terre, on est forcé de chercher à encastrer le système Terre dans l’économie. Pour reprendre les mots de l’économiste Herman Daly, Américain de la veine décroissante (un oiseau rare), on substitue la technosphère à l’écosphère. Si le canot de sauvetage tangue trop vivement, il sera toujours temps d’injecter du soufre dans la stratosphère.
Pourtant, il n’y a pas de meilleur pays que les Etats-Unis pour illustrer à quel point, passé un certain seuil, la croissance et le bien-être sont découplés, et comment le mode de vie impérial finit par ronger ceux-là même qui en bénéficient. Les Etats-Unis sont le premier producteur de pétrole et de gaz (roi des fossiles), représentent un tiers des dépenses de consommation mondiale (roi du consumérisme) et sont parmi les nations plus émettrices par personne (roi des émissions). Mais quand on demande aux Américains s’ils sont satisfaits de leur vie, ils répondent de la même manière que les Européens (où l’on émet deux fois moins par personne). Herman Daly le disait très simplement : soit nous cherchons à « garantir une vie bonne pour tous » soit nous continuons à « maximiser le niveau de consommation de ressources pour une petite minorité de la génération actuelle, et laisser les coûts se répercuter sur les pauvres, le futur et les autres espèces ». Varun Sivaram a choisi son chemin ◆
Plusieurs autres critiques ont été faites à Varum Sivaram, de tous les coins des politiques climatiques. Voir par exemple celle du diplomate Janos Pasztor.
🕵️♂️ Forever Blowing Bubbles
Le directeur de l’Agence de protection de l'environnement des États-Unis (EPA), Lee Zeldin, a annoncé une enquête sur les agissements de Make Sunsets. Depuis deux ans, cette start-up américaine commercialise sur son site des cooling credits : contre quelques dollars, elle vous propose de refroidir le climat en lançant des ballons remplis d’hydrogène et de dioxyde de soufre vers la stratosphère. Ces actions se veulent davantage une provocation qu’une réelle intervention climatique. Mais l’EPA se demande si elles ne tombent pas sous le coup du Clean Air Act, le soufre étant un polluant atmosphérique.
Sur son site Make Sunsets revendique le lancement de 147 ballons et assure que tout est légal puisqu’elle agit dans les clous du Weather Modification Act de 1976, qui permet à des agriculteurs ou des stations de ski d’ensemencer les nuages avec du iodure d’argent. La déclaration de Lee Zeldin est ironique et révélatrice. Ironique parce que l’administration Trump s’efforce par ailleurs d’affaiblir le Clean Air Act. Révélatrice parce que depuis le début de la présidence Trump, on ne sait pas si ce dernier adoptera avec enthousiasme la géo-ingénierie ou la rejettera avec des accents complotistes. L’annonce de l’EPA fait pencher la balance vers la seconde proposition ◇
🗞️ Trois petites infos pour finir
1/ Nouveau venu dans l’écosystème de la géo-ingénierie solaire, le groupe Reflective s’étoffe. Axée sur l’injection d’aérosols dans la stratosphère, cette initiative philanthropique se focalise sur la possibilité d’un déploiement rapide (à partir de 2030). Lors d’une présentation TED, sa directrice Dakota Gruener précisait sa pensée : puisque, selon sa version simplifiée des études scientifiques sur la question, nous risquons de franchir deux points de bascule à +2°C, il nous faut « maintenir la durée de dépassement de +1,5°C à moins de 30 ans ». Le compte à rebours a commencé...
Reflective exemplifie jusqu’à la caricature le fait que ce sont les seigneurs de la tech qui s’intéressent à la géo-ingénierie solaire. Parmi les financeurs, on trouve Outliers Projects (fondé par Mike Schroepfer, ancien directeur technique de Meta), Navigation Fund et Astera Institute (Jed McCaleb, techno-entrepreneur dans les cryptos notamment), Open Philanthropy (Dustin Moskovitz, ancien de Facebook), Crankstart (Michael Moritz, ancien de Google), Matt Cohler (ancien haut cadre de Facebook), LAD Climate Fund (trois anciens de Cisco). Vive le solutionnisme !
2/ La presse britannique rapporte que le gouvernement s’apprête à autoriser des tests de petite ampleur en extérieur autour de la géo-ingénierie solaire, dans le cadre du projet ARIA (dont j’ai déjà parlé). S’ils concernent bien l’injection d’aérosols dans la stratosphère (et non le blanchiment des nuages marins), ce serait une première. En effet, de tels essais ont toujours été annulés (SPICE, SCoPEx) ou bien ont été conduits sans un franc feu vert universitaire et public (SATAN, Make Sunsets). Certains experts se demandent si le Royaume-Uni ne mise pas sur le désarroi de la communauté scientifique américaine pour prendre le pas sur ce secteur. ARIA vise aussi à créer un réseau de capteurs permettant d’anticiper un éventuel point de bascule des courants océaniques de l’Atlantique.
3/ Enfin, on en sait un peu plus sur Ice Preservation grâce à une présentation de son directeur, Alex Luebke, lors du seizième Solar Climate Intervention Virtual Symposium : ce projet évalue la possibilité de ralentir l’écoulement d’un glacier en pompant l’eau sur lequel il glisse, entre sa base et le lit rocheux. Pour Alex Luebke, cela pourrait permettre de protéger des points stratégiques de l’Antarctique. Cette technique, mise en lumière dans le roman Le Ministère du Futur, est très hasardeuse. Des premiers essais très limités pourraient être menés en Arctique (plus accessible) d’ici la fin 2027 ◇
J’évoquais différentes techniques de géo-ingénierie polaire dans cet article :
Forer les glaciers, épaissir le banquise : qu'est-ce que la géoingénierie des pôles ?
« - Vas-y, Slawek, parle-leur de ton idée, insista Griffen. - D’accord, d’accord. Le problème, c’est que les glaciers glissent vers la mer dix fois plus vite qu’avant… » Beaucoup ont découvert grâce au roman de Kim Stanley Robinson, Le Ministère du futur,
📆 A venir : Freeman Dyson, suggestions de lecture. Cette newsletter a été éditée par Marie Telling.