L'overshoot : quand le capitalisme vert épouse la pente de nos échecs
Cette semaine, on se demande si on peut chérir les causes tout en se plaignant des conséquences.
Que se passe-t-il quand nous entrons dans un monde à +1,5°C ? Comment, refusant de reconnaître cette faillite, le système fait-il évoluer son discours ?
L’une des voies possibles est l’impérialisme trumpien, qui a le mérite de ne pas se cacher derrière son petit doigt : moi d’abord et les autres peuvent crever. L’autre voie est plus fine, moins cynique, plus sophistiquée. C’est celle de l’overshoot, celle du capitalisme du dépassement – dépassement des limites planétaires, tentative de dépassement de ses propres contradictions. L’idée ? Déborder du coloriage en espérant trouver demain une gomme magique. Dans cette optique, la sortie du monde fossile est encore ajournée grâce à l’entrée en scène de technologies hasardeuses.
Pour en parler, j’aimerais faire un pas de côté et vous raconter l’histoire d’une organisation devenue incontournable dans le monde de la géo-ingénierie, la Quadrature Climate Foundation (QCF pour les intimes).

En juin 2024, cette fondation annonçait flécher 40 millions de dollars vers la gestion du rayonnement solaire, qui vise à refroidir le climat en diffusant du soufre dans la stratosphère ou en éclaircissant les nuages marins. Ce montant est important puisque l’on estime qu’entre 2008 et 2021 les sommes consacrées à ce champ de recherche avoisinaient les 95 millions de dollars. Même si depuis 2021, d’autres budgets ont été débloqués, il n’y a guère de doutes sur le fait que QCF soit désormais l’un des principaux bailleurs de fonds de la géo-ingénierie.
« L’entreprise de trading automatisé ultime »
Cette fondation est pourtant relativement nouvelle. Elle a été enregistrée en 2019 au registre anglais des charities par Greg Skinner et Suneil Setiya. Les deux hommes sont discrets, mais figurent parmi les 200 plus grandes fortunes britanniques selon le Sunday Times. Ensemble, ils ont fondé en 2010 Quadrature Capital, un gestionnaire d’actifs financiers d’où proviennent les sommes distribuées par QCF.
En 2023, le Guardian épinglait ce hedge fund pour ses « participations dans 45 entreprises fossiles », ce qui jurait avec ses engagements climatiques. La réponse de Quadrature Capital s’est avérée surprenante : « Nous sommes agnostiques quant à la nature des actions que nous négocions et nous cherchons avant tout à corriger les inefficacités du marché ». Pour le dire autrement, ce ne sont pas des humains qui ont décidé d’investir dans ces géants pétrogaziers, mais des « algorithmes » qui prennent des positions neutres au marché (longues ou courtes pour être gagnant à la hausse et à la baisse). « Nous avons l’ambition de construire l’entreprise de trading automatisé ultime », annonce même le groupe, qui dit avoir réfléchi à « exclure les actions du secteur pétrogazier » mais y avoir renoncé…

Aujourd’hui, même si Quadrature Capital assure que ce chiffre reflète mal ses positions, la valeur du portefeuille déclaré à la SEC, le gendarme de Wall Street, approche cinq milliards de dollars. C’est une réussite fulgurante. « Tout ce que je sais, c’est que je les ai rencontrés vers 2011, et qu’à l’époque, ils étaient quatre, assis dans un sous-sol dans la City… », souffle un analyste anonyme à Efinancial Careers. Le fonds, qui a ouvert des bureaux à New York et Singapour, attire de temps en temps l’attention des médias britanniques, par exemple pour sa donation au parti travailliste. Le turn over semble y être bas, peut-être en raison des nombreux avantages ouverts aux employés (dont témoignent des photos de vacances au ski ou sur des mers turquoises publiées sur la page benefits). L’entreprise assure compenser « autant que possible » ses émissions (notamment celles de ses datacenters) et avoir déplacé ses infrastructures en Norvège pour bénéficier d’une centrale hydroélectrique…
A l’heure où des super riches se désengagent du climat, l’effort de Quadrature tombe plutôt dans la catégorie « nouvelles pas trop dégueux ». Mais cette philanthropie dit tout de même quelque chose de la manière dont le monde contemporain refoule ses apories. Par la magie de la supposée neutralité des algorithmes, il y a en effet d’un côté une machine à cash qui se pense « agnostique » (Quadrature Capital) et de l’autre une branche philanthropique qui entend « répondre à l'urgence climatique » (Quadrature Climate Foundation). « Ils ont gagné de l’argent et souhaitent maintenant participer à la bascule vers un monde moins carboné », m’expliquait l’un des salariés de la fondation, il y a quelques mois. C’est un parfait exemple de ce que le chercheur Edouard Morena décrit dans Fin du monde et petits fours : le capitalisme vert chérit les causes (la financiarisation, un taux attendu de rentabilité important) tout en essayant de corriger les conséquences (le réchauffement).
Faire face à la « nouvelle réalité climatique »
La Quadrature Climate Foundation nous en apprend ainsi beaucoup sur le récit écologique des élites économiques, celles que le climatologue anglais Kevin Anderson a appelé un peu méchamment la « jet-set climatique ». Dans les rapports de QCF, il est en effet question d’un changement de braquet face à la « nouvelle réalité climatique ». Désormais, il est admis que « la décarbonation est nécessaire mais insuffisante » pour répondre à un « très probable overshoot ». La « résilience climatique » exige à la fois de « stabiliser le climat par la réduction et l’élimination des émissions » et de « répondre aux impacts actuels et futurs désormais inévitables ». En d’autres termes, « Réduire, Retirer et Répondre ».
Cette façon de voir le problème se retrouve dans les financements de QCF :
1/ Réduire
C’est indéniable, la fondation dépense beaucoup pour la décarbonation. Les dons doublent chaque année et elle dit avoir franchi le milliard de dollars d’engagements. Dans la liste des bénéficiaires, on trouve de très grosses structures, comme la Fondation européenne pour le climat ou la ClimateWorks Foundation, mais aussi le WWF, et une myriade d’organismes impliqués dans la lutte contre le réchauffement.
J’ai regroupé dans le tableau ci-contre les sommes déclarés à la Charity Commission entre janvier 2020 et décembre 2023.
2/ Retirer
Ce premier volet est complété par l’élimination du carbone atmosphérique ; les aspirateurs supposés nettoyer l’air ambiant du CO₂ qu’on y a déjà déversé. QCF finance les associations qui structurent ce secteur émergent – CarbonGap, Carbon Direct ou l’Association française pour les émissions négatives. Le but est de construire les marchés de crédits carbone volontaires, de coordonner les efforts des start-ups, de créer et faire évoluer la régulation associée, et enfin, de changer la manière dont on parle de ces technologies.
Le tableau ci-contre reprend les données publiées par la fondation (j’ai placé les subventions concernées en premières pages).
3/ Répondre
Si on rapporte les 40 millions prévus pour la géo-ingénierie solaire au total des dons, ce secteur représente moins de 5 % des subventions. Les principaux bénéficiaires sont Silverlining et The Degrees Initiative, deux organisations qui financent des modélisations dans les pays du Sud pour « réduire les disparités en matière de recherche et de capacité décisionnelle ». On trouve aussi de plus petites subventions à des universités (Exeter, Cornell, Colorado, etc).
Dans un email, QCF cite également le Climate Contingency Hub, dont on sait encore très peu de choses, si ce n’est qu’il rassemble des anciens d’Avaaz et qu’il compte appuyer le « petit écosystème d'acteurs dévoués qui a poursuivi, souvent avec courage, la recherche et le développement de diverses technologies qui pourraient constituer la base d'un plan d'urgence climatique efficace, sûr, juste et durable »…
J’ai isolé dans ce tableau le détail des subventions concernées.
Pourquoi se méfier de cette approche ?
Si l’on suit Edouard Morena, les aspirateurs à CO₂ et le voile solaire sont « un aveu d’échec implicite du capitalisme vert, qui pourtant fait tapis et propose de répondre à la crise avec les outils qui nous y ont poussés ». Cette stratégie épouse en effet la pente de nos échecs. Au départ, la lutte contre le réchauffement n’impliquait que la sortie des fossiles. A mesure que nous avons reculé devant l’obstacle, est venue l’adaptation. L’élimination du CO₂ atmosphérique a suivi. Demain, ce sera probablement la gestion du rayonnement solaire.
Lors de son passage dans le podcast Cleaning Up, Greg de Temmerman, directeur général adjoint et directeur scientifique de QCF, le dit d’ailleurs très bien : « Il y a vingt ans, l’élimination du carbone atmosphérique n’était probablement pas considérée comme une nécessité. Maintenant elle l’est ». Mais pour lui, c’est une affaire de pragmatisme : certes, nous normalisons ce qui était hier impensable, mais que voulez-vous faire d’autre ? Il faut bien retirer le carbone qui s’est déjà accumulé dans l’air. Nous adaptons nos stratégies à la catastrophe. Et puis, nous ne sommes pas à l’abri d’une bonne surprise, d’une percée technologique qui nous permettrait de retirer du CO₂ atmosphérique à des échelles très importantes.

C’est là qu’est le nœud d’un débat qui m’évoque le début de Jacques le fataliste. Quand Jacques explique « tout ce qui nous arrive de bien et de mal ici-bas est écrit là-haut », son maître se demande si cela n’est pas plutôt écrit là-haut parce que nous agissons ainsi ici bas. Nos stratégies répondent-elles à une évolution inéluctable ou bien précipitent-elles cette évolution ? Diderot conclut que c’est « un sujet dont on a tant parlé, tant écrit depuis deux mille ans, sans en être d’un pas plus avancé ».
Dans le cas du climat, il y a quand même des raisons de penser que nos stratégies ont encouragé la procrastination. L’inclusion des aspirateurs à CO₂ dans les scénarios socio-climatiques, par exemple, a permis de continuer le business-as-usual, en écartant des hypothèses de sortie des fossiles plus radicales… Elle permet aujourd’hui de penser l’overshoot, c’est-à-dire la possibilité de dépasser temporairement les seuils donnés (+1,5°C, + 2°C) avant de redescendre d’ici la fin du siècle quand les technologies seront matures. Ce dépassement appelle la géo-ingénierie solaire : puisque le climat n’est pas un élastique qu’on peut tendre à l’envi, il faut un moyen de bloquer le réchauffement pendant ces quelques décennies.

Bien sûr, la Quadrature Climate Foundation prend soin de préciser qu’elle « ne plaide pas pour (ou contre) le déploiement de techniques de géo-ingénierie et considère qu’il s’agit d’une assurance possible pour l’avenir » et que ses financements sont « destinés à servir de catalyseur et à débloquer des fonds publics à long terme ». L’argument s’entend, surtout quand se dessine la commercialisation de ces technologies ou leur inclusion dans le complexe militaro-industriel, mais le drame tient au fait que ces projections sont en partie autoréalisatrices : les évoquer participe à les faire advenir.
C’est d’ailleurs le mouvement naturel du capitalisme qui cherche sans cesse à relativiser l’absolu, à transformer des limites en barrières, à dépasser ses contradictions en renchérissant. A chaque fois, on oublie de s’attaquer à la cause, la financiarisation de l’économie et la mondialisation qui permet aux plus riches de trouer le tissu collectif. On claquemure, on refoule : d’un côté, la sphère de l’économie, de l’autre, celle de l’écologie. Et la géo-ingénierie pour – très littéralement – mettre un voile pudique sur nos émissions ◆
Merci à Edouard Morena et Greg De Temmerman. Le premier pour avoir discuté de ce sujet et lu cette newsletter avant publication. Le second pour avoir accepté de me rencontrer et de parler de géo-ingénierie librement.
💂 Les Britanniques s’en mêlent
Dans le Guardian, Raymond Pierrehumbert et Michael Mann, engagés de longue date contre la géo-ingénierie solaire, dénoncent les 57 millions de livres sterling fléchés vers un programme de recherche sur le sujet par l’Advanced Research and Invention Agency (Aria) britannique, qui se veut le décalque de la Darpa américaine. Pour les deux chercheurs, ce laboratoire « est né des rêves enfiévrés de Dominic Cummings », le conseiller controversé de Boris Johnson. Ils soulignent que le « directeur en charge du projet de géo-ingénierie solaire » est « un électrochimiste qui n’a pas de formation en sciences du climat ». Leur indignation est avivée par le fait que la présentation du projet défend sans trop de réserves le besoin pour « des expériences en plein air, de petite taille, contrôlées et géographiquement limitées ». Sur Bluesky, des chercheurs plus ouverts à la géo-ingénierie, comme Dan Visioni, ont critiqué la tribune : « Mann demande l’annulation du financement de la science qu’il n’aime pas, en reprenant la rhétorique du “gaspillage” et en usant – la plupart du temps – de désinformation » ◇
🔍 A lire, à écouter
J’évoquais au numéro dernier le cas de Stardust, une start-up israélo-américaine, qui entend préparer un système complet de dispersion, prêt à l’emploi. Avant elle, Make Sunsets faisait parler d’elle en vendant des crédits de refroidissement. Un article paru dans Earth System Governance fait le point sur ces développements. L’argument principal est que la tentation de la commercialisation est tellement forte qu’il faudra bien plus que des « appels à une gouvernance éthique ou démocratique de la géo-ingénierie solaire » pour ne pas glisser vers cette voie.
Autre lecture profitable en ce moment : Overshoot de Wim Carton et Andreas Malm. Ce livre décrit en détails l’étrange défaite climatique. Puisque la décarbonation patine, que les investissements dans le gaz et le pétrole continuent, on voit se dessiner un avenir dans lequel l’adieu aux énergies fossiles est reporté à la fin du siècle (avec l’émergence espérée de la fusion nucléaire) et nos politiques climatiques remplacées par le triptyque adaptation, removal, géo-ingénierie solaire.
Avec les camarades du podcast 20 minutes avant la fin du monde, on revient sur la notion de renoncement popularisée par Diego Landivar, Emmanuel Bonnet et Alexandre Monnin. Avec l’exemple passionnant des piscines publiques : comment réduire leur coût énergétique sans perdre ce qu’elles nous apportent ? ◇
📆 A venir : modélisation du voile solaire, conflits indo-chinois. Cette newsletter a été éditée par Marie Telling.