Robert Kennedy Jr, la théorie des chemtrails et un jumeau maléfique
Cette semaine, pourquoi la critique de la géo-ingénierie est-elle poreuse au complotisme ?
Il y a quelques jours, Holly Buck, l’une des figures de la recherche en sciences sociales autour de la géo-ingénierie, a publié un article intitulé « The Rise of Green MAGA » dans le magazine Compact. Analysant le ralliement de Robert Kennedy Jr. à Donald Trump, et les discours complotistes de l’avocat sur la manipulation du climat, elle s’alarme de ce qu’elle appelle le « para-environnementalisme », c’est-à-dire la porosité entre les inquiétudes écologistes et le conspirationnisme. En plus d’être antivax et de s’en prendre à Big Pharma, le futur ministre de la Santé est en effet sensible aux thèses des chemtrailers selon lesquelles des forces obscures répandraient des aérosols nocifs via l’aviation commerciale. Pour Buck, ce confusionnisme est symptomatique d’une tendance qui « pourrait finir par dévorer le mouvement environnemental ».
Ce texte a suscité une petite tempête. Holly Buck a été accusée par le climatologue Michael Mann « d’attaquer les défenseurs du climat ». Il faut dire qu’au-delà de Robert Kennedy Jr, l’autrice d’After Geoengineering (2019) pointe une supposée collusion entre les conspis et les chercheurs proches des écologistes, en particulier ceux qui se méfient des projets de géo-ingénierie. Les premiers bénéficieraient « de la légitimité que confère la citation de sources académiques », les seconds de l’appui apparent « de foules » opposées à la gestion du rayonnement solaire. Plus loin, elle écrit que « certains travaux sur l'influence des entreprises fossiles ont des connotations conspirationnistes » et égratigne la littérature décroissante qui serait coupable, par maladresse, d’alimenter des fantasmes grotesques. On pourrait y voir un retournement du stigmate assez classique : ceux qui étaient qualifiés d’apprentis-sorciers se drapent désormais dans les habits de la rationalité et rejettent leurs opposants hors du cercle de la raison (et du « sens commun »).
Mais Buck, qui conseille des organismes plutôt favorables à l’exploration de la gestion du rayonnement solaire (SRM360, par exemple), met le doigt sur quelque chose : quand on parle de géo-ingénierie, le complotisme n’est jamais très loin. Tout le monde a déjà entendu parler de la théorie des chemtrails, qui veut que les traînées de condensation des avions soient en réalité des panaches de produits chimiques. Depuis qu’avec Marine de Guglielmo Weber nous avons publié Le Grand retournement, nous recevons régulièrement des commentaires se méprenant sur notre démarche et nous remerciant de mettre à nu une supposée machination. Contrairement à ce que suggère Holly Buck, cela nous met mal à l’aise. Les passions complotistes sont gluantes, elles détournent et émoussent de légitimes colères vers des boucs-émissaires - c’est tout le thème de l’essai de Wu Ming sur le mouvement QAnon et c’était déjà ce que pointait August Bebel avec sa célèbre formule sur le « socialisme des imbéciles ». Accuser Soros ou un Gouvernement mondial de contrôler le climat court-circuite toute réflexion d’écologie politique.
Il reste que des gens se méprennent. Les messages complotistes laissés sous notre entretien à Blast m’ont fait penser à ce que décrit Naomi Klein dans Doppelgänger : quand un double, un jumeau maléfique, apparaît dans le monde, il est temps de faire son introspection. Qu’est-ce qui peut expliquer que l’on confonde les critiques de la géo-ingénierie et les chemtrailers ? La peur des premiers est que la difficulté à sortir des énergies fossiles nous pousse, dans un futur plus ou moins lointain, à injecter des aérosols dans la stratosphère. Plus précisément, ils craignent que cette perspective remplace la transformation profonde de nos sociétés. Les chemtrailers, eux, pensent que nous vivons déjà sous le régime de l’ingénierie climatique, que celle-ci se fait sous l’égide d’une poignée de personnes aux intentions diaboliques et que cela suffit à expliquer les dérèglements météorologiques. Les premiers mobilisent le registre de la politique, les seconds de la morale. Les premiers pointent des structures, les seconds des individus. Les premiers parlent au futur, les seconds au présent. Mais on voit bien que la ligne est fine et la perversion toujours possible. Le double que décrit Naomi Klein a d’ailleurs une place intime. Il nous sert de miroir, nous suit comme une ombre.
Ce grimaçant reflet de l’écologie politique et l’ambivalence qui animerait cette dernière inquiètent Holly Buck, en particulier pour les débats à venir. De nombreux fantasmes existent déjà, par exemple, sur l’amplification volontaire d’événements météorologiques extrêmes. Aux Etats-Unis, une élue républicaine a accusé les démocrates d’avoir fait passer l’ouragan Helene sur les terres électorales du GOP. Une autre entend interdire les chemtrails en Floride. On voit bien où tout cela va. Demain, des Républicains diront : « Les wokes et Bill Gates ont voulu changer le sexe de nos enfants, les contrôler avec des vaccins, maintenant ils veulent toucher à un autre sacré, le ciel au-dessus de nos têtes ». Une fois lancé, un programme de géo-ingénierie solaire alimenterait tous ces soupçons. Or la gestion fine de la quantité d’énergie solaire qui entre dans le système Terre repose, a contrario, sur l’espoir d’une gouvernance mondiale apaisée, un cénacle de scientifiques et de représentants des différents pays du monde uniquement guidés par la rationalité. D’un côté, nous avons donc l’univers mouvant des fake news, de la post-vérité et d’une démarcation toujours plus difficile à faire entre interventions humaines et phénomènes naturels. De l’autre, le besoin d’une sphère publique de la raison, de discussions éclairées et d’une claire attribution de tel ou tel évènement météorologique. C’est un hiatus. On comprend pourquoi Holly Buck entend nous mettre en garde « sur les conditions épistémiques désastreuses dans lesquelles se dérouleront les débats sur la géo-ingénierie ».
Ces conditions pourraient s’améliorer, dit-elle, si le mouvement climat se préoccupait davantage de science que de politique, s’il s’efforçait de ne pas tomber dans le piège de la polarisation. Mais, alors qu’elle le fait dans d’autres textes, elle ne s’attarde pas dans celui-ci sur une autre hypothèse, plus inconfortable : et si les chemtrails étaient le revers de la modernité triomphante davantage que celui de l’écologie politique ? En effet, ces tiraillements complotistes peuvent être vus comme une caricature de notre monde, l’exagération grotesque de traits existants. Ils reposent sur le soupçon que la « Grande accélération », la formidable poussée post-Seconde Guerre mondiale, est tellement forte que le futur est déjà advenu (« ils le font déjà »). Ils transforment la technocratie modernisatrice en un groupe de démons totalitaires. S’en débarrasser n’est d’ailleurs pas simple. Comment affirmer avec certitude qu’il n’existe pas à ce jour de programme d’injection stratosphérique quand, dans le New York Times, des scientifiques américains expliquent que les moyens de détection d’aérosols suspects sont faiblards ? Comment écarter d’un tour de bras l’idée que les dérèglements climatiques sont intentionnels quand, après des décennies d’alertes, nous investissons toujours dans des projets pétrogaziers ?
Tous ces troubles, Holly Buck appelle à ne pas les mépriser. Elle souligne, par exemple, qu’il faut « prendre au sérieux les inquiétudes concernant le pouvoir des entreprises et la gouvernance technocratique ». En clair : entendre les angoisses complotistes, leur faire place sans leur donner crédit, éviter de renouer avec le surplomb des élites modernisatrices. Pourtant, son texte est traversé par l’étrange désir de revenir à une science purifiée, comme si nous pouvions sortir de ce monde embrouillé, le décanter, constituer une bulle de débats immaculés. Par exemple, lorsqu’elle reproche aux « principaux acteurs du mouvement climat […] d'utiliser la science pour faire valoir des points de vue partisans », elle laisse entendre qu’il y aurait d’un côté la grande Science et de l’autre les petites politicailleries. Ici, des chercheurs impartiaux devant des modèles sans biais, qui gardent la tête froide. Là, un attelage baroque de militants complotistes, de climatologues pourfendeurs des fossiles et d’intellectuels décroissants poussés à l’outrance pour exister dans un paysage médiatique polarisé et une université précarisée. Les premiers analyseraient calmement la géo-ingénierie, tandis que les seconds tomberaient dans l’idéologie.
Bien sûr, il est essentiel de protéger la science comme méthode raffinée d’examen, comme délicate attention portée au doute (le technocrate et le complotiste partageant la même « pathologie de la certitude »), mais s’il y a une chose que nous apprennent les travaux d’épistémologie, c’est qu’il est difficile de dresser une nette démarcation entre le laboratoire et le monde alentour. L’agacement provoqué par l’article de Holly Buck vient sûrement de là : beaucoup lui ont répondu que toutes ces paroles, y compris la sienne, sont prises dans des batailles d’intérêts. Cela ne signifie pas, soulignaient ces critiques, que toutes se valent - un postulat qu’elle attribue à d’autres chercheurs -, mais simplement qu’il n’existe pas de Ciel des Idées sans traînées de condensation et que le nier risque de faire passer ces dernières pour des traînées chimiques ◆
A Buck or Two. Ok, elle était facile. Quoi qu’on pense des positions défendues par Holly Buck, ses livres valent vraiment le détour. Le plus connu est After geoengineering (Verso), dans lequel elle se livre à une défense prudente de la recherche autour de la gestion du rayonnement solaire. Ending Fossil Fuels: Why Net Zero is Not Enough (2021) est plus stimulant encore : elle y détaille la bataille en cours autour des émissions négatives. Il y a quelques mois, nous avions au Nouvel Obs organisé un débat entre elle et le philosophe Dominique Bourg.
Alcanisation. Les océanographes David Ho et Laurent Bopp viennent de publier un article sur l’amplification de la pompe marine. Ils y plaident pour que l'on s'intéresse davantage à l'alcanisation des océans. Cette technique consiste répandre des roches alcalines broyées pour contrer l’acidification et améliorer la dissolution du carbone dans les eaux (sous une forme non-organique). Elle aurait le potentiel de retirer entre 1 et 15 Gt de CO₂ par an (contre nos 40 Gt d’émissions de CO₂) pour des durées de séquestration très longues et avec des conséquences mieux connues que des approches reposant sur le vivant, comme l’ensemencement du plancton. Ils soulignent toutefois toutes les difficultés qu’il y aurait à quantifier et vérifier ces flux.
SRM360. Les plateformes favorables à l’exploration de la géo-ingénierie se recomposent. Le podcast « Challenging Climate », animé par Jesse Reynolds et Peter Irvine, s’arrête après cinquante épisodes, mais un nouveau projet prend le relais : le site SRM360 est un « centre de connaissances à but non lucratif qui explore la science et les données derrière les méthodes de réflexion de la lumière du soleil ou la modification du rayonnement solaire ». Son financement repose sur le LAD Climate Fund, fondé par trois philanthropes qui viennent tous de la tech (Cisco). Parmi les conseillers de SRM360 : Holly Buck (encore elle), Viktor Jaakkola (du groupe finlandais Operaatio Arktis, dont nous allons vite reparler), David Keith (le pape), Oliver Morton (auteur de The Planet Remade) et Jesse Reynolds.